Samedi -9h00

Un bruit strident et désagréable, qui résonnait dans sa tête, jusqu’à le tirer du sommeil. Il ouvrit les yeux, péniblement, encore groggy par la soirée de la veille. Se tournant sur le côté, il attrapa d’une main l’espèce de réveil qui traînait dans le coin, pour regarder l’heure affichée. 6h55. C’était pas humain. Et le hurlement sonore qui ne s’arrêtait pas.. Il se redressa brusquement, identifiant enfin la source du tapage nocturne. L’alarme incendie. Et merde. Il repoussa les couvertures, se leva et réussit à rejoindre le lieu de rassemblement, avec une allure digne d’un mort-vivant à moitié défenestré. Il y avait des gens qui n’étaient pas du matin, lui, c’était pire.

Tout ça pour trouver sur place une masse d’élèves rassemblés, et un drôle d’hurluberlu en jaune fluo hurler qu’il fallait monter dans les espèces d’énormes bus qui attendaient derrière. Wtf ? Trop endormi pour protester dignement, Asch avait tenté une discrète retraite pour retrouver son lit, mais il avait été entraîné par le flot des participants, et contraint de monter à bords. Comme évidemment il n’avait rien écouté de la tirade de ce qui s’avérait être le directeur, il se retrouva assis à côté d’un inconnu, une espèce de short de bain de couleur neutre par-dessus son caleçon pour seul habit –parce qu’il n’avait pas pu s’habiller correctement avant de venir bien sûr-, et un prospectus sensé décrire la suite des festivités. Il parcourut celui-ci en travers, tiquant sur le mot kidnapping, avant de le fourrer dans sa poche en soupirant. Au moins il connaissait maintenant leur destination, sauf s’il s’agissait d’un piège.

Jetant un œil peu intéressé vers son voisin de bus, il tourna ensuite la tête, bien décidé à repérer le chemin pour pouvoir revenir seul en cas de besoin, lorgnant le paysage qui se découvrait à travers la fenêtre. Seulement voilà, les quelques heures de sommeil qui le séparaient de la veille était loin d’être satisfaisantes, aussi ne tarda-t-il pas à sombrer une nouvelle fois, la tête tenue par une main appuyée sur le rebord. On ne pouvait pas dire qu’il était un compagnon de route agréable. Au moins ne passait-il pas son temps à parler pour ne rien dire –même si ça restait à voir une fois réveillé-, ou à faire chier son voisin. Chaque chose en son temps, et le sommeil était sacré. Surtout avec quelques restes de liquides alcoolisés dans le sang.

L’arrêt du véhicule le sortit de sa torpeur, et il emboîta le pas aux autres pensionnaires, récupérant le sac qu’on lui tendait, et une clé de chambre, accompagnée de quelques mots qu’il ne saisit qu’à moitié, du genre ‘chambre pour deux personnes’. Il réfléchit un moment, avant de conclure que le mieux serait de se changer et de poser ses affaires dans ladite chambre, avant d’entamer une exploration. Parce que même avec toute la mauvaise foi dont il était capable, il devait bien reconnaître qu’une part –toute petite- de lui était heureuse et excitée à l’idée de ce nouveau lieu. Il passa dans les couloirs, observant d’un air curieux ce qui pouvait ressembler à des bains, lorgna avec envie sur les montagnes environnantes, avant de se retrouver dans l’allée des chambres.

Il scruta les numéros avant de trouver le bon, et s’apprêta à tourner la clé dans la serrure, lorsqu’il s’aperçut qu’il n’était pas seul. Un type se tenait non loin de lui, silencieux. Il plissa les yeux, achevant de recouvrir ses capacités cognitives qui semblaient dans un état comateux jusque là, et le détailla. La première chose qu’il remarqua, c’est qu’il devait être plus grand d’une dizaine de centimètres. Mauvais ça. Parce que lever les yeux pour regarder quelqu’un, non merci. Des cheveux bruns, banals, et des yeux de la même couleur, tirant sur le rouge. Il ne lui semblait pas l’avoir déjà aperçu au pensionnat, mais puisqu’il était là, il devait sans doute y appartenir lui aussi. Belle déduction n’était-ce pas ?

Il ne semblait pas être hostile, mais il ne semblait pas non plus avoir envie de bouger de là. Il regarda à droite et à gauche du couloir, mais ne vit personne ou rien qui puisse expliquer la raison de sa présence ici. Alors il s’ébouriffa les cheveux d’une main, aggravant sa coiffure digne des pires réveils, et lança :

Euh.. Qu’est-ce que tu veux ?

On pouvait dire qu’il avait fière allure, débraillé et les cheveux ébouriffés, à moitié nu, une main sur la poignée de la porte, mais bon, réveil difficile obligeait. De toute manière il se moquait du regard des autres, tant qu’ils ne faisaient pas de remarque à voix haute, sous peine de représailles sévères. Et rien à foutre qu’ils avaient aussi des pouvoirs. Ça valait aussi pour l'autre géant d'en face.

Mais plus il le regardait, plus il lui disait quelque chose. Une sorte de vague impression de déjà vu. Il se demanda un moment s’il virait dans le spiritisme, avec les prémonitions, vies antérieures, ou autres conneries du genre, avant de finalement tilter, après un long moment. Mettons une fois de plus la faute au réveil, pour ne pas l’enterrer tout de suite. Le gars là, il était à côté de lui dans le bus.

Bon au moins sur ce point, il ne s’était pas trompé, c’était bien le même gars. Qui semblait d’ailleurs bien plus réveillé que lui, autant dans son allure que dans ses propos. Il s’avança un peu, sans rentrer dans la zone d’espace vitale, et répondit au questionnement de Asch. Déjà il n’était pas là par hasard, comme il le soupçonnait, et il apprit également qu’il aurait mieux fait de ne pas dormir, ce qui lui aurait évité ce genre de surprise. Alors comme ça ils formaient un ‘duo’ ? Qu’est-ce qui pouvait bien traverser l’esprit du directeur ? Rien de bien sensé sans doute.

Ça aurait pu être pire après tout.. Déjà le cadre était sympathique, et bien qu’il ait prévu d’aller au village pendant le week-end, histoire de refaire les stocks de son petit commerce qui marchait plutôt bien, il pourrait toujours se débrouiller pour y passer en semaine. Il n’avait rien contre un peu de nouveauté, au contraire. Puis ils étaient à deux par chambre, au lieu de trois au pensionnat. C’était toujours appréciable, mais pas encore le must. Après vu qu’il n’y avait qu’une clé, qui malheureusement était en sa possession, rien ne l’obligeait plus tard à laisser l’autre rentrer, s’il s’agissait d’un colocataire peu amical. Il ne pouvait bien évidemment pas se douter que le pouvoir du grand brun était de se téléporter, et que donc cette action aurait été inutile.

Mais pour le moment il l’intriguait plus qu’autre chose. Sa repartie lui avait arraché une sorte de demi-sourire, comme s’il appréciait ce trait d’humour. Ce n’était pas parce qu’il aimait user de ses poings qu’il dépréciait l’usage des mots. Et cela lui permit de savoir que son colocataire semblait plus attentif et observateur que lui-même, ce qui était toujours utile. De plus, il aurait pu tomber sur un pensionnaire qui aurait quelques griefs contre lui –la liste était longue-, ou même quelqu’un le connaissant de réputation. Hors malgré l’assurance qu’il dégageait, il pouvait raisonnablement songer qu’il n’était pas là depuis très longtemps, premièrement puisqu’il ne l’avait jamais aperçu, ensuite parce qu’il semblait un peu paumé.

Il s’apprêtait à répondre lorsqu’il lui coupa à demi la parole, pour lui demander d’ouvrir enfin la porte. Patience, patience. Asch, s’il avait été un peu plus réveillé se serait sans doute offusqué du ton familier et peu respectueux, mais cela ajouté au fait qu’il ne voulait pas ouvrir le feu sans préavis sur celui qui allait partager sa chambre, histoire de ne pas se prendre des crasses pendant son sommeil, et aussi avec la conviction qu’après ‘’incident’ avec l’autre roux durant leur colle –il lui avait juste démis l’épaule- il valait mieux ne pas trop se faire remarquer. Comme quoi être à demi réveillé ne lui réussissait pas si mal, puisque à défaut d’être plus conciliant, il perdait en impulsivité. Bon il fallait tout de même qu’il lui réponde, à l’autre. Et qu’il ouvre cette fichue porte, parce que garder la main sur la poignée une dizaine de minutes, non merci.

Il marmonna un truc qui ressemblait à un ‘ouai ouai’ accompagné de quelques injures peu audibles, tout en lui lançant un regard un peu mauvais. Parce qu’il voulait bien être sympa, mais qu’il lui parle autrement alors, ça ne le ferait pas sinon. Déverrouillant la serrure, il récupéra la clé et entra, laissant la porte grande ouverte. Devant lui s’étendait une pièce dont le sol était recouvert de tatamis, avec une petite table et quelques coussins, ainsi qu’une vue sur les environs assez agréable. Sans s’occuper de ce que l’autre faisait, il ouvrit les placards pour y trouver des futons, et continua ensuite son exploration vers la deuxième pièce, une petite salle de bains. Il s’enferma dedans, sans craindre grand-chose de la part de son colocataire puisqu’il gardait la clé, et se rinça le visage à l’eau claire, avant de fouiller dans le sac et d’en sortir des affaires un peu plus décentes. Il enfila un short un peu plus habillé et long que son ancien, et un tee-shirt assez sobre avec un slogan. Il essaya de mettre un peu d’ordre dans sa tignasse bleutée, mais dû vite renoncer. Au moins était-il complètement réveillé maintenant, et un peu plus présentable.

Il sortit de la salle de bain et posa son sac dans un coin, avant de remarquer que son colocataire était encore là. Il était temps qu’il se renseigne sur ce qu’il allait se passer, histoire de savoir s’il avait manqué pas mal de choses durant son petit somme. Il se demanda un moment ce que l’autre avait bien pu faire durant son absence, mais ne posa pas la question, il en avait déjà suffisamment. Il prit alors la parole, beaucoup plus alerte que quelques instants plus tôt.

Puisqu’on va partager la chambre.. C’quoi ton nom, ton pouvoir ? T’es au pensionnat depuis longtemps ?

Interrogatoire en règle, sans une once de courtoisie ou de politesse, mais il ne fallait pas trop lui en demander. Au moins n’était-il pas hostile, bien que fort direct. Il n’aimait pas tourner autour du pot, ça se sentait. Mais toutes ses questions avaient un but précis, elles lui permettraient de mieux cerner son colocataire, et de connaître un peu en quoi il pourrait être ‘utile’. Après répondre dépendait uniquement de lui, et peut-être n’avait-il pas envie de se soumettre de bonne grâce à toutes ses questions. D’autant que Asch ne s’était pas présenté, mais il ne le ferait pas avant de savoir qui il avait en face. Au placard la politesse, une fois de plus. D’ailleurs une autre interrogation flottait dans son esprit, curieux de savoir s’il lui manquait des informations sur leur week-end aux sources chaudes.

Et pour le ‘duo’.. Mis à part partager une chambre, ça implique d’autres choses ?

Il valait mieux être prévenu maintenant. Il extirpa le prospectus de sa poche qu’il avait transféré de ses anciennes affaires aux nouvelles en même temps que la clé, et observa le programme d’un œil critique. Il ne semblait rien y avoir de louche, mais mieux valait se méfier.

Sa rafale de questions fût plutôt bien accueillie, et au lieu de se faire rembarrer assez froidement, il eût même quelques réponses, sur un ton neutre. Comme quoi son ton un rien agressif était loin d’avoir démonté son colocataire, qui semblait tout à son aise. Toujours la même assurance, sans doute.. Au moins pouvait-il maintenant mettre un nom sur ce visage, Takeo. C’était assez étrange pour un japonais de ne donner que son prénom, alors que la politesse voulait qu’on s’appelle par ceux-ci. Plusieurs raisons possibles à cela : tout d’abords il était étranger, ou le ton du début de la conversation l’avait convaincu de ne pas virer dans le formel, ou encore il ne voulait pas céder trop d’informations. On apprenait beaucoup plus de chose qu’avec un simple prénom.

Haussant les épaules et faisant un geste vague de la main pour éluder la question de si ça se voyait vraiment qu’il était nouveau, qui de toute manière devait être plus rhétorique qu’autre chose, il crût l’espace d’un instant qu’il allait finalement arrêter de répondre. Puisque dire ce qu’était son pouvoir revenait à céder un avantage aux autres, sauf s’il mentait. Bien entendu il se postait toujours en situation d’opposition avant d’en savoir plus, habitué aux coups fourrés.

Mais au lieu de cela, Takeo, puisque tel était son nom, s’écarta un peu le temps de saisir son sac, et soudain disparut. Pour réapparaître quelques mètres plus loin. Ainsi il était capable de se téléporter. C’était classe, et très utile. Asch ne put retenir un petit sifflement admiratif. Il aurait bien aimé lui poser plus de questions là-dessus, comme sa portée, le nombre de personnes, la fréquence.. Mais cela ressemblerait alors beaucoup trop à un vrai interrogatoire, avec un but précis. Mais il espérait que cette sorte de fierté de chaque personne qu’il avait croisée jusqu’ici qui les obligeait à parler d’avantages sur ce dont ils étaient capables jouerait aussi des tours à Takeo, lui permettant de grignoter un peu de savoir. Comme il était nouveau, il ne pouvait pas demander des informations à son informateur –qui l’aurait sans doute envoyer paître de toute manière-.

Continuant sur sa lancée, le grand brun répondit à son interrogation sur le duo, confirmant ainsi qu’ils n’avaient pas d’autres obligations, et livrant quelques précieuses informations sur sa capacité de téléportation. En espérant qu’elles se révèlent correctes. Puisque s’il l’avait testé depuis le début, il pressentait que l’autre n’avait pas chaumé non plus, et ses réponses paraissaient un peu trop étudiées pour paraître spontanées. D’autant qu’il en avait profité pour flatter son égo, le surnommant de ‘maître des clés’, certes un bien petit titre, mais titre tout de même. Sans doute pour mieux lui faire avaler la pilule. Mais quoi exactement ?

Il fit le point sur ce qu’il savait sur son colocataire. Déjà, il semblait un peu trop perspicace et intelligent pour être inoffensif. Il ne semblait pas non plus lui faire confiance –et à raison-. Il n’était pas non plus certain de sa franchise, ni du fait qu’il ne versait pas dans le côté manipulateur. Mais une chose était sûre, il était intéressant. Et l’envie de le tester, de trouver ses limites commençait à le ronger de l’intérieur. Mais il se retiendrait, pour le moment. Il avait tout le temps devant lui, et il aimait bien cette ambiance mi-tendue, mi-joueuse, qui semblait pouvoir exploser à tout instant. Si quelqu’un allumait la mèche, cela allait de soi.

Il ne savait pas si l’autre ne pouvait véritablement pas entrer dans la chambre, grâce à la téléportation ou par un autre moyen, mais il pensait comprendre de par sa tirade que l’autre ne comptait pas le lâcher tout de suite. Cela ne le dérangeait pas plus que ça, puisqu’il comptait mieux cerner le personnage. Une étrange lueur s’alluma dans son regard, tandis que ses lèvres s’étiraient un en sourire mi-figue mi-raisin peut-être un peu trop pointu, et qu’il répondait d’une voix traînante :

Condamnés à rester plus ou moins ensemble alors, hum ?

Question au moins autant directe que rhétorique. De toute manière cela semblait les arranger pour l’instant, alors.. Une deuxième téléportation, et Takeo se retrouva de nouveau devant lui. Suffisamment près pour que Asch se raidisse imperceptiblement, non par peur, mais sans doute à cause d’une sorte d’instinct qui le prévenait que son espace vital était envahi. Oh non, cela ne lui plaisait pas vraiment. Mais il ne se voyait pas reculer, ni esquisser le moindre geste, puisque l’autre semblait si assuré. Soit, tant qu’il ne l’agressait pas.. D’ailleurs il lui renvoyait la balle, ou plutôt sa série de questions, auxquelles il lui faudrait bien répondre puisque tout venait de lui au départ. Et toujours cette sorte d’équilibre, ton amical, mais distance trop proche.. Comme s’il le testait, lui aussi. Décidément plus le temps passait, plus il devenait attrayant.

Moi ? C’est Asch. J’suis ici depuis un peu plus longtemps que toi, quelques semaines je dirais. Si jamais t’as des questions..

Un autre sourire, faussement affable. Ici faisait bien évidemment référence au pensionnat, et s’il proposait de ‘l’aider’ ce n’était pas par gentillesse, loin de là, plus encore une manière de le tester. Parce que savoir ce qu’il se demandait pouvait se révéler intéressant. Pas de nom pour lui non plus, de toute manière il ne le lui aurait pas donné, même si l’autre l’avait fait. Restait sa dernière question, ou plus exactement sa deuxième, qui n’était pas très directe, et permettait de louvoyer facilement. C’était tentant de ne pas répondre, ou de répondre à côté. C’était d’ailleurs ce qu’il fit.

Et je suis capable de pas mal de choses, plus ou moins utiles.

Un petit sourire, carnassier, lorsqu'il repensa à tous ses 'exploits', dont il était plus ou moins fier. Après tout, il l’avait cherché, non ? De toute manière, ce n’était pas un mensonge, juste un évitement. S’il n’était pas content, il n’avait qu’à être plus précis, tant pis pour lui. D’un autre côté il ne lui aurait sans doute pas dit son propre pouvoir, la guérison. Déjà parce que ça détonnait gravement avec son caractère, et que ça le gênait toujours un peu d’en parler, et ensuite que ça lui ôtait l’effet de surprise. Parce que lorsqu’on n’avait pas de pouvoir ‘utile’ quand on était en mauvaise situation, mieux valait laisser l’autre croire qu’il nous restait toujours un atout offensif dans la manche. Du bluff, en quelque sorte.

Une invitation à aller manger un bout, contredite par un drôle de sourire, comme pour lui dire qu’il n’avait pas vraiment le choix. Mais pour lui il l’avait, aussi ne s’amusa-t-il pas à le rembarrer juste pour lui prouver qu’il avait tord dans le cas où son impression quelque peu paranoïaque se serait révélée correcte, aussi hocha-t-il positivement la tête. De plus à cause du réveil brutal, il n’avait pas pris son paquet de clopes qui lui servait de réserve de sucettes, et l’heure du petit déjeuner était passée depuis un moment. Cela leur permettrait aussi de continuer leur discussion ‘informelle’, et le test qui allait avec.

Pourquoi pas, tu sais où ça se trouve ?

Il sortit de la pièce et l’attendit dans le couloir, avant de refermer la porte une fois que Takeo l’eut suivi. Il garda précieusement la clé qu’il remit dans sa poche, puisque cela ne semblait pas déranger l’autre, et aussi parce que lui-même ne lui faisait pas confiance. Ils se mirent ensuite en route, côte à côte tout en continuant à bavarder.

Son évitement fonctionna à merveille, et au lieu de clamer l’injustice, Takeo semblait au contraire lui concéder l’avantage. C’était beau joueur, d’autant plus qu’il était en droit de réclamer une réponse. Qu’il aurait peut-être obtenu, ou pas, suivant l’humeur de Asch. Mais puisqu’il n’avait pas insisté, il n’aurait sans doute pas l’occasion d’en apprendre d’avantages, car il n’utilisait pratiquement jamais son pouvoir, ce qui expliquait sans doute sa faible maîtrise. Mais bon, il manquait de cobaye, ce n’était pas vraiment sa faute, hum. Et jouer le bon samaritain, très peu pour lui.

A trop louvoyer par contre, la conversation risquait de tourner court, et ils resteraient là à se regarder dans le blanc des yeux, ou se sépareraient plutôt. Hors il avait envie de faire plus ample connaissance, déjà pour savoir s’il pourrait dormir tranquillement cette nuit, et aussi par pure curiosité. Malheureusement le temps qu’ils se mettent en route, un léger silence s’installa. Il le mit à profit pour détailler du coin de l’œil son colocataire, comme sa manière de marcher, ou d’éviter les gens. Il se demanda un instant si l’autre en faisait de même, et croisant l’espace d’une seconde son regard, il confirma sa pensée. Quelle image de lui pouvait-il bien apercevoir ? Sans doute une démarche un peu trop fluide et souple pour la brute qu’il aurait pu être. Peut-être aussi un contournement de personne trop précis et ajusté, juste en pivotant de trois quart sans freiner sa course ni bousculer le flot. Utilisant à son insu et de manière naturelle ce qu’il avait appris. Il se trouva un peu trop transparent sur ce coup là, mais changer de comportement attirerait sans doute encore plus l’attention. Et puis ce ne devait être que sa paranoïa qui lui jouait un énième tour.

D’ailleurs le silence se brisait enfin, allégeant la tension ambiante. Une question, banale, sans danger. Mais qui devait pourtant réveiller pas mal de souvenirs douloureux chez pas mal des pensionnaires. Il en faisait parti, bien qu’il tende à oublier le passé, usant de sa mémoire sélective bien pratique. Il se demanda ce qu’il en était pour Takeo, mais parler de famille ou de la situation avant pouvait être perçue comme une agression directe, et lui-même ne tenait pas à raconter sa vie. Les yeux dans le vague, il repensa à ce fameux jour qui le hantait encore parfois, là où tout avait capoté. Pour se faire plus d’argent, il avait accepté de livrer une grosse cargaison de drogue. Seulement il y avait eu des fuites, et on les attendait sur place. Il avait failli mourir, sauvé de justesse par son pouvoir qui s’était déclenché comme qui dirait au bon moment, et une jolie cicatrice ornerait son flanc droit, si son don n’était pas là encore intervenu. Ce qui expliquait sans doute qu’il puisse se balader torse nu sans risquer de questions embarrassantes. Mais cela ne répondait pas à la question de Takeo, aussi lança-t-il sur un ton désinvolte :

Bah c’est des gens qui sont venus m’en parler, genre costard-cravate, tu vois ?

Seulement voilà, se contenter de demander ce qu’il en était pour sa part ne lui suffisait pas. Encore sa curiosité démente, qui lui donnait envie de tout savoir, que ce soit utile ou non. Il tenta alors une question un peu plus directe, espérant obtenir une réponse, ou à défaut lire grâce aux expressions qu’il aurait alors si c’était un sujet sensible ou non. Bien qu’il essaye de se retenir, il tâtait déjà le terrain en quelque sorte. Tant pis pour ce qui pourrait s’avérer être un manque de tact.

Et toi ? ... Pas trop dur de quitter ta famille ?

Ils étaient bientôt arrivés à la salle commune, et un joyeux murmure montait à leurs oreilles. Takeo posa alors une autre question, comme s’il craignait de déranger. Ou sans doute n’était-ce qu’un test de plus. Mais cela servirait sans doute à détendre un peu plus l’atmosphère, surtout si sa question avait été dérangeante, aussi se contenta-t-il de répondre d’un ton léger, tranchant un peu avec son comportement antérieur.

C’est pas comme si j’avais eu le temps de m’organiser. J’irais sans doute voir les bains, et visiter un peu les environs, plus tard comme tout le monde.. Mais bon y’a le temps, et puisque j’ai la clé comme tu dis.. Et toi, des projets en particulier ? J’imagine que tu dois pas connaître grand monde..

Ce n’était pas très précis, mais il l’avait un peu prit au dépourvu sur le coup, bien que cela ne se ressente pas dans ses expressions corporelles. Il se demanda s’il le déranger, et conclut rapidement par la négative. Au contraire, il l’intéressait, mais ça il ne le lui dirait pas, sous peine de se voir sans doute demander pourquoi. Et il n’était pas sûr d’avoir la réponse. En tout cas si l’autre avait vraiment besoin de la clé, ils devraient s’arranger pour le planning, ou tout du moins se fixer des rendez-vous en début de soirée. Mais pour le moment, il ne savait pas vraiment quoi faire, après avoir mangé. Puis une idée, qui en valait bien une autre.

Tu sais jouer au ping pong ?

Après tout il y avait tournoi de ping pong, et s’il avait bien compris celui-ci se déroulait en duo. Il ne savait pas encore s’il y participerait, mais si c’était le cas une petite remise à niveau ne serait pas de refus. Et puis, c’était une manière détournée de dire qu’il ne comptait pas se débarrasser de lui, du moins pas pour le moment. Restait à savoir ce dont l’autre avait envie, se dit-il alors qu’ils arrivaient enfin et prenaient place dans la queue du réfectoire.

Samedi – 11h23

Il avait touché juste. Dès qu’il avait évoqué la famille de Takeo, d’un ton naturel, il avait senti celui-ci mal à l’aise, comme s’il repensait à des choses tristes ou désagréables. Il n’essaya pas de se contredire en répondant, s’étant sans doute rendu compte qu’il s’était trahi lui-même, mais semblait déterminer à ne pas en dire d’avantages. Le contraire aurait été fort étonnant, vu qu’il ne semblait pas du genre à raconter sa vie, un peu comme lui en fait. Mais malgré tout il avait appris quelque chose d’utile, qu’il comptait bien garder dans un coin de sa tête, et peut-être revenir dessus, plus tard. Il faudrait y aller en finesse pour en découvrir d’avantages.

Le changement de sujet se fit sur un ton plus désinvolte, chacun ne semblant guère déstabilisés par ce passage du coq à l’âne, sûrement par habitude. Il avait glissé sans aucune méchanceté que Takeo ne devait pas connaître grand monde, ce qui était normal vu qu’il était nouveau, et celui-ci en profita pour rebondir de manière assez inattendue. ‘Je t’ai toi’. Sur le moment, Asch fut un peu déconcerté. Déjà il avait vraiment du mal à s’habituer à toutes les formules de possession ou d’appartenance que les gens mettaient en général dans leurs relations plus ou moins amicales, et ensuite parce qu’ils ne se connaissaient que depuis quelques heures, et que l’autre ne semblait pas du genre à s’attacher. Surtout avec un gars comme lui. Il fallait dire qu’il n’était pas du tout le prototype du mec sympa, ou même très fréquentable. Enfin bon, malgré sa surprise un peu mal dissimulée, il acquiesça distraitement de la tête. Après tout, il devait y avoir encore une fois un but derrière tout ça, n’était-ce pas ?

Mais au moins avait-il maintenant la certitude qu’ils allaient encore faire un petit bout de chemin ensemble, et donc qu’il aurait le temps d’en savoir d’avantages. Puisque aucun n’avait d’obligation, il aurait été dommage de se séparer comme ça. On avait beau se dire solitaire, la compagnie n’en était pas moins agréable. Et apparemment Takeo semblait savoir jouer au ping pong en plus, que demander de mieux ? Son idée avait été plutôt bien accueillie, même s’il ne savait pas si c’était juste pour trouver un truc à faire ensemble, ou par réelle envie. De toute manière, ils avaient encore le temps de réfléchir, rien ne pressait. Il disait aussi avoir un certain avantage, sans doute son pouvoir. Mais en était-ce un vraiment ? Puisqu’une table de ping pong n’était pas si grande dans ses souvenirs, et s’il devait se concentrer pour se téléporter, il pouvait perdre de précieuses secondes contrairement à ceux qui bondissaient d’un bout à l’autre. Alors soit il avait parlé sur le ton humoristique, sans trop réfléchir, soit il était vraiment doué pour maîtriser son pouvoir. A déterminer.

Lui souriant en retour, la tête un peu trop pleine de réflexions plus ou moins vaseuses, ils arrivèrent finalement au réfectoire, où les attendait une multitude de jeunes agglutinés en ce qui devait être une rangée pas très ordonnée. Pourtant ils étaient là en avance, c’était bizarre qu’il y ait autant de monde.. A moins que la plupart des gens n’ait pas supporté le fait de sauter leur petit déjeuner ?.. Toujours était-il que Takeo semblait aussi effaré que lui, puisqu’il soupira et laissa échapper une exclamation.

On n’est pas tout seul à ce qu’il semblerait..

Dit-il avec un peu d’ironie, pour montrer que lui aussi cela ne lui plaisait pas. Ils allaient devoir attendre un bon moment avant de pouvoir enfin manger. Asch n’aimait pas trop le fait d’attendre, ni encore moins la foule, mais ils n’avaient pas trop le choix. Ce qui l’embêtait le plus était sans doute une fois de plus un peu paranoïaque, mais il avait peur qu’on écoute leur conversation. Hors celle-ci semblait s’amusait à effleurer les points sensibles des deux colocataires. Mais bon, le joyeux brouhaha ambiant devrait suffire à couvrir ce qu’ils disaient.

Et déjà Takeo contre-attaquait en quelque sorte, puisqu’il posait également des questions sur sa famille. Un peu plus orientée toutefois, demandant s’il était fils unique. Le fait d’évoquer sa famille ne le gênait pas plus que ça, puisqu’il n’y attachait pas de mauvais souvenirs, peut-être juste une indifférence complète vis à vis de ses géniteurs, et un semblant de culpabilité à l’idée d’avoir laissé seul son jeune frère. Mais bon, il était là pour lui après tout. Et il ne comptait pas se laisser ronger par le remord. Seulement, il se sentait tiraillé entre l’envie de ne rien céder par habitude, et celle de laisser diffuser quelques informations, pour établir une sorte de réciprocité, tout le monde étant plus enclin à parler de soi lorsqu’ils en savaient –ou avaient l’impression- de savoir des choses sur leur interlocuteur. Et encore une fois, il opta pour une demi-vérité, dite sur un ton neutre.

Ma famille ? Rien de spécial, et non j’ai un petit frère.

S’il lui avait posé des questions sur le fait qu’il soit ou non seul, cela pouvait dire soit que lui-même était enfant unique, soit qu’il n’avait pas de très bon rapports avec ses frères et sœurs hypothétiques, puisqu’il aurait été plus naturel alors de demander leur nombre, au lieu de leur existence, non ? Ce n’était encore que pures suppositions. Mais il ne savait pas grand chose, et brasser de l’air était une activité qui en valait bien une autre. Il hésita un moment sur le fait de lui renvoyer ou non sa question. Mais cela n’ouvrait pas beaucoup de possibilité, surtout s’il avait vu juste. Plutôt garder l’avantage et choisir plus soigneusement le sujet, puisqu’ils semblaient se renvoyer des interrogations à tour de rôle. Alors il changea complètement de sujet, une nouvelle fois. Il se rappela de l'expression qu'avait eu Takeo lorsqu'il s'était téléporté, comme s'il avait été heureux. En plus du fait qu'il devait vraisemblablement l'utiliser plutôt bien d'après ce qu'il avait dit sur le ping pong. Il tenta donc d'en apprendre d'avantages.

Tu te téléportes souvent ? J'imagine que ça doit être bien pratique..

Il se produisit quelque chose de bizarre alors. Plus le temps passait, plus la masse d’élèves se pressait inutilement dans l’espoir d’avancer alors que le self n’avait pas encore ouvert, et plus Takeo semblait nerveux. Il semblait un peu oppressé, même si c’était plus un sentiment que Asch éprouvait plutôt qu’une véritable observation. Et il s’était mis à triturer ses mains, lui qui semblait si sûr de lui pourtant. Une faille, peut-être exploitable. Il hésita un moment entre le laisser mal à l’aise et en profiter pour relancer les questions ennuyeuses, en espérant qu’il se trahisse puisqu’il semblait avoir perdu un peu de contrôle, ou le sortir de là. Il opta finalement pour la deuxième solution, même si dire qu’il avait fait cela par sympathie serait au moins erroné de moitié, et il le nierait avec véhémence, mais aussi pour éviter que sous la pression l’autre ne se téléporte brusquement et le laisse en plan.

Alors sans trop de peine, il se glissa sur le côté, laissant passer devant Takeo, pour se retrouver derrière lui, et résistant à la poussée de la faim de ceux de derrière, faisant habilement barrage de son corps, il permit à l’espace d’arrêter de se rétrécir, et même de s’agrandir un peu lorsqu’il recula de quelques pas. Ce n’était rien de bien sorcier, il avait juste poussé lui aussi dans l’autre sens, lançant des regards mauvais à ceux qui protestaient, brisant leur élan. Après quelques instants, la file derrière se calma enfin, et il n’eut plus à reculer, ayant libéré suffisamment d’espace pour que normalement son colocataire se sente mieux, du moins il l’espérait. Bien qu’il ait essayé de faire ça discrètement, sa manœuvre avait sans doute été repérée. Alors il se permit une petite pique, sans trop de méchanceté, tout en souriant.

Pas très à l’aise avec la foule, hum ? Tu préfères qu’on attende un peu plus loin que les portes ouvrent ?

S’ils quittaient la queue, ils allaient sans doute perdre pas mal de terrain, mais au moins ils ne seraient plus serrés, et attendre un peu plus ne le dérangeait pas.

HS – Dis pas ça tu réponds super vite ! xD

Samedi – 12h02

Pris dans son propre piège. Après tout, il l’avait cherché, mais à force de trop louvoyer il se prenait un juste retour des choses. Merde, il ne voulait pas ça. Mais bon, il n’aurait pas non plus pu lui dire que sa famille se foutait de lui comme du dernier rat aplati sur la route, ni que son frère était à l’hôpital pour cause de maladie grave. Ça aurait juste un peu plombé l’ambiance, et surtout il aurait appris pas mal de chose. Enfin bon, il se retrouvait juste avec une réponse évasive au possible, qui ne lui apprenait rien de plus sur son pouvoir. Il avait posé sa question pour plusieurs raisons, déjà pour cerner ses capacités, mais surtout pour voir en quelque sorte la place que celui-ci occupait dans sa vie, puisqu’il avait paru bien le maîtriser et aimer l’utiliser. Il devrait néanmoins se contenter de cela, et espérant en apprendre d’avantages plus tard. Au gré d’un match de ping pong peut-être ?

Après avoir récupéré un semblant d’espace vital pour tous les deux, il put sentir la reconnaissance et la détermination de Takeo, qui semblait bien décidé à rester là, même s’il envoyait de plus en plus de signes corporels inquiétants. C’était sans doute une légère agoraphobie, ou claustrophobie, au choix. Il aurait pu en profiter pour s’engouffrer dans cette faiblesse si évidente, mais il ne l’avait pas ‘sorti de la mêlée’ pour le mettre encore plus mal à l’aise. D’autant plus qu’il faisait preuve de pas mal de courage en refusant de quitter la queue, comme si perdre leur petit avantage était gênant. Asch ne pouvait qu’admirer cet état d’esprit, aussi se contenta-t-il de hocher la tête et de tenir ses positions. De toute manière, il savait par expérience que nombre de gens auxquels on donnait un coup de main se sentaient souvent redevables et tenaient à s’expliquer un peu plus en détails. Ce serait peut-être le cas, ou pas.

Nouveau changement de sujet, qui semblait si naturel dans leur conversation aux allures quelques peu décousues. Et là, alors qu’il allait répondre au sujet de son intérêt pour le pouvoir de son colocataire, celui-ci lui donna un peu plus d’informations, sans qu’il n’ait rien à demander. Restait à vérifier leur véracité, une fois de plus. Du moins il pouvait se téléporter dans la pièce, ce qui collait avec ce qu’il lui avait dit plus tôt, comme quoi il avait besoin de voir sa destination. Et qu’il avait une certaine habitude d’utilisation. Après, il aurait bien aimé savoir s’il y avait d’autres contraintes ou libertés, mais Takeo semblait s’être pas mal dévoilé. Peut-être un retour de sa théorie sur les gens qui se sentaient redevables ? En tout cas il se devait de trouver une explication à toutes ses questions, même si elle devait être un peu vaseuse.

Intéressé ? En effet, mais si cela peut te rassurer, ce n’est pas que le tien en particulier, plutôt une sorte de curiosité générale. Des regrets ? A toi de voir si c’est une mauvaise chose, ou pas.

Asch avait toujours autant de mal à laisser filtrer ce qu’il pensait, préférant laisser l’autre s’interroger par lui-même sur le fait qu’il ait ou non fait le bon choix. On pouvait dire que la seule fois où il parlait en toute franchise était sans doute lorsqu’il décrivait par le menu ce qu’il allait faire à la personne dont il voulait casser la gueule, c’était dire.. Mais pour en revenir à Takeo, il perdait un avantage, mais gagnait en confiance. Après seule la suite des évènements pourrait répondre à sa question.

Hum tu voyageais pas mal avant d’arriver ici ?

Puisqu’il avait dit que son pouvoir était utile pour se déplacer, sans doute l’avait-il suffisamment expérimenté, voir sur de longues distances. Même en ayant comme restriction de devoir voir sa destination, il avait un large champ de possibilités. Et ça lui permettrait d’en savoir un peu plus sur son style de vie avant d’arriver au pensionnat. Après tout, il lui avait tendu une perche, alors ne pas la saisir serait une honte. Libre encore une fois à lui de répondre.

Malgré le monde, ils arrivèrent finalement au réfectoire, au grand soulagement de Takeo, du moins vu par Asch. Trois menus les attendaient, assez variés pour une cantine d’adolescents, tout en jouant la carte de la sobriété. De toute manière il n’était pas difficile, et mangeait un peu n’importe quoi suivant son humeur. Le temps qu’il hésite un peu, et déjà les voilà plateau en main, prêts à se servir. Il fallait malgré tout qu’il réponde à Takeo, et tant pis pour le décalage temporel entre sa question et la réponse.

La même chose

Ce n’était pas par déni de réflexion, ni par moutonisme, juste qu’il avait envie de poulet, et qu’il se trouvait que l’autre adolescent aussi. Point. Après avoir récupéré couverts, verres et leurs plats, Asch observa le réfectoire qui leur faisait face, cherchant une place de libre. Ayant fait son choix, il fit un signe de tête à Takeo, et s’engagea au milieu de l’allée, vers une petite table au fond, un peu en retrait. Ils pourraient avoir vu sur la salle ainsi, et ils seraient excentrés, avantage sans doute non négligeable pour son colocataire qui semblait mal à l’aise au milieu de la cohue générale. S’asseyant, il fixa avec attention le grand brun, essayant de repérer d’autres signes de panique, mais il n’en vit pas. Soit il s’était calmé, soit il avait réussi à reprendre un semblant de contrôle.

Après avoir marmonné une sorte de ‘bon appétit’, peu habitué aux figures de politesse, Asch avait détaché ses baguettes et piochait distraitement dans ce que contenait son plateau. Il avait beau avoir faim, trop de questions et de réflexions lui occupaient l’esprit pour qu’il puisse apprécier pleinement le repas. Et après un petit moment de silence, mastication obligeait, il décida de faire repartir la conversation. Seulement lancer des sujets anodins ou bateaux n’était pas vraiment son truc, aussi il galéra un moment avant de sortir la première chose qui venait.

‘Va falloir qu’on s’arrange pour la suite, vu qu’on a qu’une clé et tout.. Faire une sorte de mini-planning, genre.

Il y était presque, mais ce n’était pas encore ça. Lancer des piques ou des remarques acides était bien plus son domaine qu’une banale conversation. Ça devait sans doute un peu se ressentir, même s’il n’avait rien perdu de son assurance. Tout en attendant une réponse, il se remit à grignoter, sans grand enthousiasme, mais avec un semblant d’appétit. Oui il était assez contradictoire.

Des questions, encore des questions, qui partaient et revenaient dans tous les sens, sans lien logique apparent, mais pourtant bien guidées à dessein. Parfois couronnées de réponses succinctes, d’autrefois juste habilement évitées. Comme un jeu, aux dérives psychologiques, dont le but restait incertain, entre le seul amusement d’avoir trouvé un bon adversaire, et l’envie de savoir. Mais malgré tout, ils progressaient, laissant filtrer de plus en plus de bribes de souvenir, offrant en choisissant soigneusement, pour mieux recevoir. Qu’en ressortirait-il à la fin ? Peut-être un début d’amitié ou de confiance, certainement une estime réciproque.

Mais pour l’heure, ils continuaient de se jauger, et Asch parvint enfin à obtenir une part de ce qu’il escomptait. Ainsi Takeo avait pas mal voyagé. D’où la maîtrise efficace de son pouvoir, mais aussi peut-être un rapport avec ses problèmes familiaux. Il ne venait sans doute pas de les quitter, d’après ce qu’il venait de dire. Un temps de vagabondage, sans doute. Aux méthodes parfois douteuses, avait-il lui-même ajouté. Ce qui pouvait signifier plusieurs choses, mais à posteriori fraudes et vols probables. Rien de très criminel, selon Asch, qui avait fait des choses bien moins glorieuses, mais qui lui permettait enfin de pouvoir comprendre, ou du moins y aspirer, ce genre de regard qu’ont les personnes qui ont vu des choses, et qui habitait leurs prunelles, brun sanglantes pour l’un, vert mordorées pour l’autre.

Il lui offrit un sourire entendu, de celui qui comprenait très bien là où il voulait en venir, en toute connaissance de cause. En face il souriait aussi, mais perdu dans ses pensées, souvenirs peut-être ? Asch tourna la tête, et fixa les autres élèves aux alentours. Rien de bien extraordinaire, des gens qui discutaient avec animation, quelques éclats de rire épars, ou encore un silence religieux pour certaines tables. Il se demanda quelle impression ils renvoyaient, pour l’extérieur. Non pas qu’il s’en souciait, plutôt encore une fois par intérêt des méandres du cerveau humain. Lui, plus petit d’une tête, avec sa tignasse bleue toujours décoiffée et ses allures de voyous, et Takeo, grand brun qui dégageait pas mal de sérieux et d’assurance. Bon élève sans doute, à son strict opposé. Un drôle de duo hétéroclite, uniquement rassemblé par le hasard, mais qui pourtant semblait fonctionner.

Mais il faudrait bien qu’ils se séparent à un moment ou l’autre, aussi mettre au point certains détails, comme la gestion de la chambre semblait de mise. C’était à quoi ils s’employaient, entre deux bouffées de leur plateau repas. Même s’il appréciait sa compagnie, il n’allait pas passer deux jours entiers avec, sous peine de craquer. Il tenait à son indépendance, et rien que par le fait qu’on ait choisi de les mettre ensemble, il aurait déjà dû le laisser. Et accessoirement le mettre à la porte, comme il projetait de le faire au début. Seulement il s’était révélé être bien trop intéressant pour cela, et ça valait bien quelques ‘sacrifices’. Bon, puisqu’ils avaient choisi la voie ‘amicale’, il fallait fixer des heures. Malheureusement, dans la précipitation de l’alerte incendie, Asch n’avait pas eu le temps de prendre son portable, ce qui aurait été bien pratique.

Dans le pire des cas, rendez-vous devant la cafét’ à l’heure du dîner ? T’as un portable au fait ?

Rien ne l’empêchait de s’en trouver un, il y aurait bien quelqu’un qui aurait eu le temps de prendre le sien parmi les pensionnaires. Encore fallait-il qu’il y ait du réseau ici. Merde. A deux heures de route du pensionnat déjà bien paumé, coincé entre deux montagnes. Mais oui il pouvait toujours rêver. Après, ce n’était pas comme s’il pouvait vraiment vérifier.

.. Laisse tomber ‘doit pas y avoir de réseau.

Belle déduction, Sherlock. S’il réfléchissait un peu avant de parler aussi.. Mais bon, il ne faisait que ça en ce moment, comme tout le temps. Réfléchir aux moindres détails, à l’intonation, à la gestuelle, analyser la structure et le sens de chaque moindre mot.. C’était fatiguant à force, et ça lui donnait mal à la tête. Mais il ne pouvait s’arrêter. Ça expliquait sans doute une part de son impulsivité, à toujours foncer tête la première dans la moindre connerie, peut-être pour s’éviter de réfléchir. Drôle d’équilibre, mais équilibre tout de même. Sans doute était-il le plus stupide au final. Encore plus que tous ces gens insipides qu’il dénigrait. Encore plus que son adversaire verbal, en face. Ça se discutait.

Takeo reprit alors la parole, le tirant de ses pensées circulaires. Le tournoi de ping pong, il l’avait déjà oublié celui-là. Avait-il un réel intérêt ? Bonne question. Mais il aimait la compétition, et c’était un bon moyen pour voir son pouvoir à l’œuvre, ainsi qu’effectuer une sorte de rapprochement. Mais il n’était pas dupe, et n’osait espérer croire que Takeo le serait. Ou alors il serait déçu. Il n’y avait toujours pas un semblant de confiance, mais comment cela serait-il possible, alors qu’ils se ressemblaient un peu ? Bon, okay pour le tournoi, c’était son idée après tout, et elle semblait convenir à son colocataire. Seulement voilà, à force de joutes verbales, il avait envie d’en savoir plus. De jouer plus, mais dans un genre différent. Aimait-il les défis, ou les paris stupides ? Jusqu’où serait-il capable d’aller pour obtenir ce qu’il voulait ? De quoi avait-il peur ? C’était certes un peu malsain, mais tellement attrayant..

Pourquoi pas, ce sera une bonne occasion de te voir à l’œuvre. Et puis c’était mon idée à la base, il serait malvenu de refuser.

Un sourire, trop pointu pour être sincère. Rester calme trop longtemps ça ne lui réussissait pas, voilà une des raisons pour lesquelles il devrait le laisser. Il dévoilait, de manière non dissimulée une part de ses intentions. Mauvais calcul, ou nouvelle façon de jouer ? Seule la suite le dirait. Il en savait suffisamment pour arriver à le cerner, mais pas assez pour calmer sa faim. Et cette question, qui lui posait tant de soucis sur le coup.. Que comptait-il faire ? Bonne question. Est-ce que ça lui plairait ? Tout aussi indécis. Il inspira, profondément, dissimulant au mieux son trouble. Pour l’instant, la situation actuelle lui convenait. Presque. Il serait dommage de tout gâcher. Peut-être plus tard, le soir, après le couvre-feu, lui proposerait-il de sortir. Dans la nuit, les ténèbres n’en ressortaient que mieux bizarrement. Sans doute à cause de la peur primitive. Ou pas. Mais du moins seraient-ils tranquilles.

Il n’allait pas le retenir. Il ne le voulait pas ou ne le pouvait pas ? Un test de plus sûrement. Il devait rester concentré, s’il ne voulait pas se faire avoir. Après tout, il était intelligent en face. Trop pour être parfaitement honnête, sans doute. Et lui, devait-il le retenir ? Passer la journée ensemble ? Ou partir explorer, profiter des bains ? Deux jours, c’était long mais à la fois extrêmement court. Et le temps qui filait si vite.. Une demi-journée s’était déjà écoulée. Et qu’avait-il fait ? Une rencontre intéressante, c’était toujours ça de prit. Mais s’il lui disait de rester.. Ce serait avouer une faiblesse en quelque sorte ? Une dépendance ? Plutôt crever. Peut-être pourrait-il en profiter pour lui poser plus de questions, qu’il devrait répondre, pour justifier son geste. C’était beaucoup de problème, pour une simple réponse. De toute manière, quoiqu’il arrive, il le reverrait forcément. Au plus tard ce soir.

Après avoir laissé s’écouler quelques instants, en pleine réflexion, il le regarda finalement dans les yeux, toujours en souriant.

Je pense que je vais aller explorer un peu les environs..

Finissant sa dernière bouchée, il reposa soigneusement les baguettes, puis se remit à le fixer. Il ne l’avait pas retenu, c’était finalement son choix. Mais ça restait une réponse ouverte. Peut-être allait-il proposer de l’accompagner ? Pourquoi pas. Après tout, sa compagnie était loin d’être désagréable. Il veillait juste à ne pas s’empêtrer dans la toile qu’ils tissaient.

Son impatience finirait par causer sa perte. Après que Takeo eut confirmé l’absence de réseau en sortant son portable, démontrant ainsi l’inutilité de sa demande impulsive, il se perdit ensuite en hésitation. Asch faisait parti de ces gens qui ne savaient jamais ce qu’ils voulaient, virevoltant d’une envie à l’autre, versatile. D’autant plus embêtant qu’il mettait quasiment un point d’honneur à suivre chaque mouvement. Le divertissement avant tout, aurait-il dit si on lui avait posé la question. De toute façon, l’absurdité régnait, alors pourquoi ne pas suivre la tendance générale. Soit, il était absurde, et il le resterait.

Le seul avantage drainé de son hésitation, était sans doute la reprise en main du dialogue par Takeo, qui, certes ne l’arrangeait guère sur le moment, dans leur petit jeu de confrontation, mais qui balayait d’un revers ses inquiétudes passées. En effet, il avait eu peur d’être déçu plus tard, d’obtenir une confiance qu’il ne méritait pas, et ainsi une victoire facile. Au lieu de ça, son colocataire redoublait de contrôle et de minutie, le faisant douter l’espace d’un instant sur qui menait réellement la danse. Jusque là il s’en était pas trop mal sorti, mais ne comptait pas s’endormir, loin de là. Rien n’était joué, et il pressentait que la moindre erreur serait fatale, pour l’un comme pour l’autre. Il avait mené le débat, mais qui savait vraiment si il n’avait pas été manipulé du début à la fin, croyant glaner plus d’informations qu’il n’en cédait, alors qu’il dansait sur la paume d’une main. Lui-même n’en avait la prétention. C’était le plus excitant.

La partie d’échecs continuait, aux enjeux toujours incertains. Ils se retrouveraient donc à 17h, pour disputer un tournoi de ping-pong. Et sans doute une nouvelle discussion. Ce qu’ils allaient faire jusque là semblait aussi être en cours de résolution. Asch avait évoqué une visite des alentours, réponse ouverte, tandis que Takeo avait renchéri en disant qu’il allait faire de même. Implicitement, de son côté. Chacun semblait camper sur ses positions, ne voulant pas donner l’avantage à l’autre en lui donnant le sentiment d’être désiré. Il se demanda un instant s’il ne pouvait pas jouer là-dessus, faire semblant de désirer pour mieux piétiner plus tard. Mais c’était à double tranchant, gros risques et faible probabilité que cela marche, vu le niveau intellectuel de son adversaire. Néanmoins cela aurait été une belle réussite. Ou un lourd revers, surtout pour son orgueil, et comme celui-ci tenait en partie les rênes, il opta l’indifférence feinte à son tour, hochant la tête comme pour confirmer ses dires. Il était vrai que les sorties au pensionnat se faisaient rares, sauf à la ville bien sûr. Étonnant que Takeo l’ait remarqué, alors qu’il débarquait juste. A moins qu’il n’ait été trop habitué à voyager sans cesse, et que rester au même endroit une semaine lui semble une éternité. Il devrait pourtant s’y faire. Mais ça, c’était son problème.

Qui ne semblait pas l’occuper plus que ça en ce moment, puisqu’il se leva sans rien dire, allant déposer son plateau. Tout semblait dit, ne leur restait plus qu’à se séparer. Repoussant à demi son plateau vide, Asch resta impassible en surface, alors qu’il le suivait des yeux, curieux. Il avait prit l’initiative de se lever, nul doute qu’il n’allait pas s’arrêter là. D’ailleurs il revint et se planta devant la table, posant ses deux mains à plat, et se baissant, comme pour se mettre à sa hauteur. Attitude condescendante et fortement déplaisante au goût de Asch. Le respect, une des valeurs fortes des japonais. Son premier réflexe fût ‘coup dans la rotule’. Il visualisa mentalement la scène : décaler légèrement sa jambe droite, et frapper pile sur la rotule, de côté. Résultat, fracture nette, impossibilité de marcher pendant quelques semaines et dégâts irrémédiables possibles. Avec en bonus le fait qu’il tombe et se retrouve donc plus bas que lui-même, leurs positions échangées.

Seulement, au prix d’un gros effort, il se retint, se contentant d’un regard mauvais qui semblait en dire assez long. Ce n’était pas le fait qu’ils soient en public qui le gênait, ni l’idée d’estropier peut-être à vie un de ses ‘camarades’, mais plus qu’il risquait par là de perdre un adversaire verbal de valeur, un des plus intéressants qu’il ait rencontré. On pouvait dire que Takeo avait une utilité, et donc il était prêt à faire quelques concessions. Une des nombreuses facettes obscures des sortes de règles de vie qui lui servaient d’éthique, bien que fortement amorales. Une question suivit, pas des plus agréables non plus, sans doute à cause de leurs places, à laquelle il se devait de répondre. Pas vraiment par envie, plus pour clôturer le débat. Il aurait dû l’envoyer se faire voir, l’attraper par le col, lui mettre son poing dans la figure. Encore une fois, il se retint. Bizarre.. Le réveil matinal avait dû mettre quelque peu en veilleuse son impulsivité, ou peut-être était-ce d’avoir trop réfléchi..

Oui.

Il avait parlé d’une voix froide à la limite du venimeux, tranchant avec leurs attitudes faussement amicales d’avant, espérant par là transmettre l’étendue de son désaccord dans ce simple mot exprimant l’assentiment. Certes il avait répondu, mais ne semblait nullement intimidé ou impressionné par ce que Takeo essayait de faire passer pour de la domination. Il pouvait bien le regarder de haut, de son mètre quatre-vingt, à terre il restait petit, comme tout le monde. Qu’il ne fasse pas trop le malin non plus, sa patience était très limitée. Mais peut-être testait-il celle-là justement, comment savoir ? A ses risques et périls.

Un sourire, assez incongru avec la tension qui régnait, éclaira le visage de Takeo. Il préparait sans doute quelque chose. En un instant, il regarda autour de lui, puis disparut. Un sourire vint lentement s’épanouir à son tour sur le visage de Asch. Oh que oui, il aimait ce jeu. Il frissonna d’excitation, mesurant jusqu’où ils risquaient d’arriver s’ils continuaient. Il avait hâte que ça reprenne. Mais une petite pause n’était pas non plus de refus. Il la mettrait à profit pour visiter, comme il l’avait dit, mais aussi pour réfléchir et trouver d’autres angles d’attaque. Il se leva, attrapa son plateau d’une main, partit le déposer à son tour. Puis il sortit de la cafétéria, un étrange sourire flottant sur ses lèvres.